Guy Barbe, un héros lavallois peu connu

Guy Barbe (1919-1992), un héros lavallois peu connu

Un texte de Claude Lavoie

 

J’ai dû reporter mes recherches au Centre d’archives de Laval pour diverses raisons et, conséquemment, la continuité de l’histoire de l’ancienne municipalité de Saint-François-de-Sales devra attendre encore un peu. Dans cette édition de l’Envol, je vous présente une histoire inédite qui concerne l’un des membres de ma famille, Guy Barbe, le cousin germain de ma mère Ida. Les retraitées Ginette Barbe et Colette Bédard-Barbe seront surprises de connaître l’histoire de ce héros méconnu.

Lorsqu’on porte le patronyme Barbe, on connait bien l’étonnement manifesté par des gens qui l’entendent pour la première fois. Je me souviens que ma mère épelait son nom à haute voix pour s’assurer que son interlocuteur le comprenne bien. Pour ma part, je me suis fait taquiner à de nombreuses reprises avec mon patronyme Lavoie (Lavoie-Ferré ou le nom de la fille debout sur les rails alors que le train arrive : Claire Lavoie). Il existe un bon nombre de patronymes qui, associé à un autre, suscite le rire : Desjardins-Fleury, Dupont-Davignon, Boileau-Desfossés, Jetté-Lapierre, Morand-Voyer, Tétrault-Cauchon, Lalumière-Dufour, Sanschagrin-d’Amours, Legros-Rathé, Laporte-Barré, Lebeau-Fyfe, Legrand-Brulé, Beausoleil-Brillant, Leboeuf-Haché, Hétu-Guay, Viens-Sansregret, Lemoyne-Allaire, Dieumegarde-Lemoyne. Vous en connaissez probablement d’autres, mais revenons à notre histoire.

Qu’est-ce qui distingue un héros d’une autre personne ? Le héros se distingue par ses qualités hors du commun : des qualités physiques comme la force, mais aussi morales telles que le courage, la générosité, le sens de la justice. Il lutte rarement pour lui-même, pour sa propre gloire : il défend des valeurs, sa patrie ou encore une personne qu’il aime. Examinons la vie de Guy Barbe et voyons comment il est devenu un héros.

Guy Batbe

Aperçu généalogique de Guy Barbe et les circonstances de sa naissance

Guy Barbe vient au monde à Saint-Martin, le 1er janvier 1919. Il est le cinquième enfant de Donatien Barbe et Alba Goyer. Il est baptisé dans l’église située à proximité du lieu de sa naissance par le vicaire Ludger Jasmin, sous les yeux attentifs de son oncle Raoul Goyer et de sa tante Hélène Bigras.

Son père, Donatien Barbe, est l’un des membres de la sixième génération de l’ancêtre Jacques Barbe (1711-1777) arrivé en Nouvelle-France en 1731. L’ancêtre s’est installé à Terrebonne et son fils, François-Antoine, a déménagé sur la Côte Saint-Elzéar de l’île Jésus. Ses descendants (Louis, François, Théodore) devinrent des pionniers de la paroisse de Saint-Martin et de la Côte Saint-Antoine laquelle fait partie aujourd’hui du quartier de Sainte-Dorothée. Quelques lecteurs se souviendront du rang du Grand-Bois, parfois nommé rang des Barbe. Ces membres de la famille Barbe furent surtout des jardiniers maraîchers et quelques-uns se signalèrent dans le commerce de détail et la restauration (Photo ci-contre – Le magasin Barbe). La rue Barbe du quartier de Saint-Martin rappelle leur passage remarqué.

Le magasin Barbe
Extrait de la carte de 1911

La mère de Guy Barbe, Alba Goyer, est née en 1890 dans la paroisse de Saint-Laurent. Elle fait partie de la huitième génération des descendants de Mathurin Goyer, originaire du Perche, en France. Le patronyme Goyer s’est écrit de différentes manières ; Goyer, Gohier, Goguet, Goyet et même Gogué. Benjamin (1856-1933), le père d’Alba, était un cultivateur et le recensement de 1911 nous informe que cette famille Goyer vivait dans la paroisse Saint-Laurent sur l’île de Montréal. Le déménagement sur l’île Jésus survient peu de temps après, car en 1912, Benjamin Goyer achète d’Arthur Dubé une terre située à l’ouest de l’église de Saint-Martin, site enregistré au cadastre 505. Benjamin Goyer venait de vendre sa terre de Saint-Laurent à la Jacques Cartier Union Railway pour la construction d’un chemin de fer reliant le Sault-au-Récollet et Saint-Louis-du-Mile-End et qui permettait de rejoindre ainsi la ligne Montreal Ottawa and Occidental Railway

Le Caveau

La famille Goyer déménage dans la maison d’Arthur Dubé, un ancien presbytère anglican, semble-t-il. L’église et le cimetière protestant se trouvaient sur le coté nord du boulevard Saint-Martin. Il existe aussi un grand caveau dont l’usage n’a pas encore été clairement déterminé. À la suite du mariage de ses trois filles (Alba en 1914 avec Donatien Barbe, Florida, en 1914 avec Alfred Barbe, Émilia-Cordélia, en 1916 avec Arthur Cloutier) Benjamin Goyer scinde le lot 505 par donation entre ses fils Wilfrid, Raoul, Stanislas, Alphonse et Armand. Le recensement de 1921 confirme ce fait. Armand Goyer, son épouse Paula et ses deux enfants sont les voisins de Benjamin. Par la suite, un autre fils, Wilfrid Goyer et son épouse Azilda Clermont s’installent dans cette vieille maison construite vers 1860 et classée patrimoniale avec son immense caveau adjacent. (Photo – La maison Goyer). 

La maison Goyer

 

Benjamin et Pamela déménagent alors dans la maison du 4202 Saint-Martin (Photo – Le 4202 Saint-Martin). C’est dans cette maison que Guy Barbe a vécu une partie de sa jeunesse. Plusieurs membres de cette famille Goyer s’illustrèrent à Saint-Martin dans différents commerces et dans la vie politique. Alphonse Goyer fut un élu de Saint-Martin ainsi que son fils Raymond et son petit-fils Richard, un échevin de Laval. La rue Goyer commémore cette famille pionnière de Saint-Martin.

Le 4202 Saint-Martin

Le 16 février 1914, Alba Goyer et Donatien Barbe s’épousent à l’église de Saint-Martin. Le couple s’installe ensuite sur une terre à Sainte-Dorothée où trois enfants viennent au monde : Bella (1914-1972), Wilfrid (1915-1993) et Roland (1916-1948). Cependant, Donatien n’aime pas tellement le métier de cultivateur. Il déménage alors dans la paroisse de Saint-Édouard à Montréal et devient un artisan, c’est-à-dire qu’il travaille à son compte. C’est dans cette paroisse que naît Fleurette en 1918. Malheureusement, cette fille souffre d’une maladie et nécessite des soins. Alba devient de nouveau enceinte et près du moment de son accouchement, elle se rend chez ses parents pour bénéficier de l’aide de sa mère Pamela Dagenais pour se préparer à enfanter et à dispenser des soins à Fleurette. C’est ainsi que le 1er janvier 1919 naît Guy Barbe lequel deviendra notre héros. Alba insiste pour que le nouveau-né soit immédiatement baptisé craignant que sa santé se détériore tout comme celle de Fleurette. C’est ainsi que Guy Barbe se retrouve à l’église de Saint-Martin quelques heures après sa naissance, le Jour de l’An 1919, et qu’il porte le prénom de Joseph Janvier Guy. La crainte d’Alba se matérialise le 8 janvier suivant, car Fleurette décède. Son corps est inhumé dans le cimetière de Saint-Martin. La vie de cette famille reprend son cours et Donatien Barbe déménage dans le quartier Villeray, au 2018 de la rue Saint-Laurent à Montréal. C’est à cet endroit que naît un autre fils, Théodore, le 31 juillet 1920. Le même scénario que celui de Fleurette survient. Théodore souffre d’une maladie et il décède à l’âge de neuf mois chez ses grands-parents où sa mère s’était rendue. On peut dire que la vie de Guy Barbe débute de manière dramatique.

La jeunesse de Guy Barbe (1919-1992)

À la suite de ces événements tragiques, Benjamin Goyer offre à son gendre Donatien d’aller vivre à Sainte-Rose sur la ferme cultivée par Joseph-Arthur Cloutier, l’époux de sa fille Cordélia. Ce couple ne semblait pas être en mesure d’avoir des enfants et la venue de cette parenté était souhaitée. Donatien accepte l’offre et la famille déménage en 1923 sur le lot 7112 de Sainte-Rose, situé à l’ouest du boul. Labelle. Cette ferme était dans le voisinage immédiat de la maison où vivait le célèbre peintre Marc-Aurèle Fortin (1888-1970). Ce dernier venait régulièrement acheter à la ferme Cloutier les légumes saisonniers et les petits fruits.

Dès qu’il atteint l’âge requis, Guy Barbe fréquente l’école située alors dans le couvent des religieuses de la Congrégation Sainte-Croix, à côté de l’église de Sainte-Rose. Malheureusement, Donatien Barbe ne s’habitue pas aux travaux de la ferme et il choisit d’occuper un emploi à Montréal. Il s’absente de plus en plus souvent de la maison et demande régulièrement à Alba de déménager à Montréal. Le couple tombe en désaccord sur cette question et la décision de se séparer survient.

Joseph-Arthur Cloutier offre alors de prendre charge de deux enfants : Wilfrid, alors âgé de dix ans, et Roland, âgé de neuf ans. Joseph-Arthur Cloutier et Cordélia Goyer deviennent ainsi leurs parents adoptifs. Cette décision s’avèrera heureuse, car l’histoire de Sainte-Rose contient plusieurs événements où Wilfrid et Roland Barbe jouent des rôles positifs dans les organisations paroissiales telle la « Jeunesse agricole catholique ».

À la suite de la séparation, Alba, Bella et Guy Barbe se retrouvent à Saint-Martin, dans cette maison du 4202 boul. Saint-Martin avec Benjamin Goyer et son épouse Pamela. Lors du déménagement, Alba porte un bébé dans son ventre. Ainsi, le 1er mai 1925 naît à Saint-Martin, Marie-Cécile Jacqueline Barbe. Malgré qu’il ne soit plus le bienvenu dans la famille Goyer, Donatien Barbe est autorisé à participer à la cérémonie de baptême. Au moment de l’accouchement, Guy Barbe est hébergé par son oncle Armand Goyer qui vit à proximité. On lui avait expliqué cette décision en lui disant « les sauvages vont passer cette nuit »; une expression typiquement québécoise.

Guy Barbe fut inscrit à l’école modèle de Saint-Martin alors dirigée par les Frères de Saint-Gabriel (Photo ci-bas – L’École Modèle). En 1928, l’école Leblanc (Photo ci-bas – L’École Leblanc) ouvre ses portes sur la rue du Couvent et dans ses mémoires Guy Barbe raconte avoir contribué au déménagement des meubles à l’aide du cheval de son oncle Armand.

L'École Modèle
L'École Leblanc

 

Guy Barbe démontre rapidement son sens civique. Il est impliqué comme servant de messe, dans la collecte d’argent pour les œuvres paroissiales, livreur de journaux, membre de la fanfare (Photo – Fanfare paroissiale) et dans d’autres actions sociales. Il est aussi un excellent élève, mais l’école n’est plus gratuite après la septième année. Influencé par le curé Maxime Leblanc et le frère Chrysophore, Guy Barbe considère alors l’idée de devenir un missionnaire en Chine. Il entre au juvénat des frères de Saint-Gabriel situé à Saint-Bruno, le 15 août 1931. 

La fanfare paroissiale

Deux ans plus tard, le noviciat du Sault-au-Récollet l’accueille et c’est à cet endroit qu’il adopte son nom religieux : frère Vincent-de-Sienne. Il poursuit ses études à cet endroit jusqu’au moment où il est désigné pour participer à l’ouverture d’une école secondaire en Angleterre. Le 1er mai 1936, il quitte le Québec à l’âge de 17 ans. Une fois rendu à destination, il s’installe à Oaklands, une banlieue de Londres, pour y apprendre l’anglais. Pendant cette période d’apprentissage, Adolph Hitler (1889-1945) prend le pouvoir en Allemagne et ce sera bientôt la 2Guerre mondiale. En effet, le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne et deux jours plus tard, l’Angleterre et d’autres pays déclarent la guerre à cet envahisseur.

La carte de Singapour

Depuis 1936, les Frères de Saint-Gabriel enseignaient l’école « Holy Innocent’s English School » de Singapour. Comme les besoins de formation étaient grandissants, l’évêque demanda d’augmenter les effectifs. Guy Barbe est désigné pour répondre à cette demande. Ainsi, le 5 janvier 1940, il quitte l’Angleterre pour se rendre à Singapour. Dès son arrivée, il enseigne à l’école des métiers « Saint-Joseph » situé à Bukit Timah, (Photo – Carte de Singapour) une ville située au centre-ouest de l’île de Singapour. Mais le conflit guerrier ne tardera pas à le rejoindre.

Le 7 décembre 1941, la radio singapourienne annonce qu’un convoi japonais avait été aperçu dans le golfe du Siam. La guerre sino-japonaise faisait rage depuis 1937 et une grande partie des villes côtières de la Chine étaient déjà sous le contrôle des Japonais. L’Indochine française était également tombée sous leur joug et était prévisible que Singapour serait la prochaine cible. L’évolution rapide de la guerre en Europe amène Berlin et Tokyo à signer une alliance des forces de l’Axe.

Les trois partenaires principaux de l’Axe étaient l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Ces trois pays reconnaissaient l’hégémonie de l’Allemagne sur l’essentiel de l’Europe continentale, celle de l’Italie sur la Méditerranée et celle du Japon sur l’Asie orientale et le Pacifique. L’alliance est clairement dirigée contre la Grande-Bretagne et, à terme, contre les États-Unis. Tokyo imite d’ailleurs l’Allemagne en signant avec l’Union soviétique un pacte de non-agression en avril 1941.

Grâce à de meilleures tactiques et d’équipements modernes, l’armée japonaise envahit rapidement le territoire de Singapour. Leurs avions étaient construits d’un nouvel alliage d’aluminium, donc plus léger, et ils étaient dotés d’une excellente manœuvrabilité, d’une puissance de feu importante et d’un très long rayon d’action. De plus, les pilotes japonais étaient beaucoup plus expérimentés que les pilotes alliés qui eux étaient fraîchement sortis des écoles. Le 15 février 1942, la bataille de Singapour était terminée après seulement sept jours. La prochaine cible des Japonais sera l’Australie. À la suite de cette victoire rapide, 138 708 militaires alliés se rendirent ou furent tués, et ceci face à un peu moins de 30 000 soldats japonais. Le premier ministre britannique Winston Churchill qualifia la chute de Singapour de « la pire des catastrophes » et de « la plus grande capitulation » de l’histoire militaire britannique.

Camp de Changi

Guy Barbe devint l’une des 87 000 personnes à être internées dans le camp de prisonniers de Changi. Le célèbre écrivain James Clavell (1924-1994) fut aussi l’un de ces prisonniers. C’est à cet endroit qu’il trouva son inspiration pour écrire son célèbre livre « Shogun » et son film « La grande évasion ». Guy Barbe réside pendant trois ans à Changi où il est le témoin des nombreuses atrocités commises par les Japonais. La tradition japonaise voulait qu’on ne devait pas se faire prendre vivant par l’ennemi. L’honneur d’un véritable guerrier lui commandait de se faire le seppuku, la forme honorable du hara-kiri. D’autre part, les Japonais n’étaient ni prêts ni équipés pour s’occuper d’autant de prisonniers. Conséquemment, les conditions de détention deviennent rapidement éprouvantes : malnutrition, maladies, mauvaise hygiène, difficultés psychologiques et sociales, angoisses, etc.  (Photo – Camp de Changi). Les enfants sont enfermés avec les femmes jusqu’à l’âge de 12 ans, puis les garçons sont envoyés dans le secteur des hommes. La prison de Changi n’est pas un camp de travail forcé et les prisonniers doivent s’administrer eux-mêmes. Les Japonais autorisent que des cours soient dispensés aux enfants, mais l’histoire et la géographie sont interdites. Dans cet environnement hostile, Guy Barbe enseigne le français à des adultes et à des enfants. Il en profite pour apprendre de d’autres détenus, le mandarin, le malais, le teochew (dialecte chinois) et la sténo.

Après trois années à Changi, en mai 1944, Guy Barbe est transféré à la prison de Sime Road pour faire de la place aux prisonniers militaires qui reviennent vivants de la construction d’une ligne de chemin de fer de 412 km en Thaïlande baptisée « Voie ferrée de la mort ». Ce transfert est bénéfique pour Brother Vincent. Voici ce qu’il écrit à ce sujet dans son Journal de Guerre 1941-1945 :

«Pour ma part, ma tâche était devenue claire. Les enfants étaient déjà privés de nourriture et cela nuisait à leur développement physique. Ils ne devaient pas être en plus privé d’instruction. Il s’agissait pour moi d’une excellente occasion d’atteindre le but que je m’étais fixé en devenant un frère enseignant. En démarrant une école malgré le manque de livres, de cahiers d’exercice, de crayons et d’autres objets, je leur procurais un avantage que les enfants vivant hors de la prison ne pouvaient pas obtenir. Ces enfants ont suivi mes cours dans le but de subir éventuellement une évaluation officielle. En plus, les Japonais reconnaissaient que cette activité était importante pour les enfants et qu’en conséquence, j’avais droit à une pleine ration de nourriture. 

Plus tard, les Japonais décrétèrent que tous les garçons âgés de dix ans et plus devaient vivre dans le camp de détention des hommes. Plusieurs enfants se retrouvèrent parmi nous sans avoir de parents et cela causa un sérieux problème. Je me suis porté volontaire pour devenir le père adoptif de sept orphelins. Cette implication m’a permis de réaliser un rêve, celui d’ouvrir une école reconnue par les Japonais. C’est ainsi que j’ai ouvert la « Saint-Gabriel School of Sime Road Camp ». Ainsi, environ une quarantaine d’enfants prisonniers ont pu réussir les examens administrés par le directeur de l’éducation de Singapour également emprisonné avec nous. D’autre part, quatre élèves maîtrisaient suffisamment de connaissances pour réussir les examens du « Cambridge School Certificate » administré par le « Cambridge Syndicate » dont des membres étaient également des compagnons prisonniers.» (Note : traduction libre par Claude Lavoie)

Les souffrances endurées par Guy Barbe lors de son incarcération donnèrent naissance à ce qui deviendra son héritage perpétuel; celui de donner de l’espoir aux personnes qui croient avoir tout perdu. Lors de la cérémonie de fermeture du camp de Sime Road, Guy Barbe alias Brother Vincent a reçu un éloquent témoignage d’appréciation de la part de H. R. Cheeseman, Directeur de l’éducation de Singapour.

Le 6 août 1945, les Américains larguent une bombe atomique sur la ville japonaise Hiroshima et, trois jours plus tard, sur Nagasaki. À la suite des effets terrifiants de ces bombes, le Japon capitule et c’est la fin de la 2Guerre mondiale. En septembre 1945, Guy Barbe revient au Québec. On imagine facilement le bonheur qu’il éprouva de se retrouver avec les membres de sa famille. Il en profite pour se remplumer physiquement et émotivement. Dès qu’il retrouve sa santé, il enseigne à l’Académie Christophe-Colomb de Montréal. Cependant, après neuf mois, il s’ennuie de Singapour où il a surmonté avec succès de nombreuses épreuves et relevé des défis humains et culturels importants. Les expériences qu’il avait vécues lors de son incarcération avaient confirmé que son désir d’être un missionnaire était tout à fait justifié. Il retourna à Singapour pour enseigner à l’école « Holy Innocent’s English School » qui fut rebaptisée « Monfort School » en 1959.

Nourri par ses nombreuses réflexions effectuées lors de ses quatre années d’incarcération, Guy Barbe croit qu’il peut en faire davantage pour les orphelins de la guerre et les enfants défavorisés de Singapour. En 1947, il se voit confier la mission de remettre sur pied l’école de métier « Saint-Joseph Trade School ». On lui accorde un budget de 6000$ en lui demandant de s’occuper de 30 orphelins et de répondre aux besoins de 100 élèves. Guy Barbe se débrouille avec les moyens du bord et l’école de métier réussit à dispenser des cours en menuiserie, en imprimerie et en mécanique. Malgré cette réussite, la priorité de Brother Vincent demeure la recherche d’une solution pour l’hébergement des jeunes orphelins.

William Thomas McDermott


Alors qu’il était prisonnier à Changi, il avait rencontré William Thomas McDermott, (Photo 10 – McDermott) un homme d’affaires et philanthrope australien. En 1948, ils se rencontrent de nouveau et partagent leur intérêt à faire quelque chose pour les enfants défavorisés. McDermott avait pris connaissance du programme Boy’s Town en vigueur dans l’État du Nebraska au États-Unis. D’un commun accord, ils décident de démarrer un tel projet à Singapour en l’adaptant au lieu et aux circonstances. McDermott accepte de financer le projet et de s’occuper de la levée de fonds. Ainsi, l’école de métier « Saint-Joseph Trade School » est rebaptisée « Boy’s Town » et elle s’agrandit à la suite du don d’un terrain de 64,749 pi2 par le diocèse catholique. Le gouvernement singapourien reconnait officiellement cette école et dès 1953 s’ajoute l’ « Engilsh School Boy’s Town » dirigée par Brother Vincent. Si Boy’s Town de Singapour a débuté en 1948 avec 30 orphelins, sa population atteindra 780 garçons en 1959.

C’est quoi Boy’s Town ?

Le 12 décembre 1917, Edward J. Flanagan, un prêtre catholique du diocèse Omaha, au Nebraska, États-Unis, prit charge de 5 jeunes orphelins. Il les soumit à un programme basé sur l’acquisition du sens des responsabilités par l’auto-gestion de leur milieu de vie. À la suite du succès obtenu, le Père Flanagan obtient des subsides qui lui permettent d’acheter une ferme où il crée un village administré par les jeunes qu’il recueille. Ce village est connu sous l’appellation Boy’s Town. En 1938, un film intitulé « Men of Boy’s Town » traduit en français par « Des hommes sont nés » présenta au public cette expérience humaine intéressante. (Photo – Film) Plusieurs lecteurs se souviendront des excellents acteurs Mickey Rooney et Spencer Tracy.

Boys Town fut fondé sur la croyance que chaque enfant possède le potentiel nécessaire pour réussir dans la vie, peu importe les circonstances et les expériences qu’il rencontre. En leur faisant découvrir leurs forces, ces enfants deviennent, pour la plupart, des adultes responsables et de meilleurs parents. En leur confiant l’auto-gestion du village, les jeunes apprennent qu’il existe des règles qui facilitent la vie en groupe. Ces règles sont décidées de manière démocratique. L’un des jeunes est élu maire du village et ce dernier s’entoure d’autres jeunes qui voient à son bon fonctionnement. Les éducateurs possèdent un rôle de conseiller et s’occupent particulièrement de l’enseignement à l’école et des cas individuels. On comprend aisément que la tâche des éducateurs auprès des jeunes en difficulté est très lourde et qu’elle ressemble davantage à une mission qu’à un emploi.

À Singapour, le Boys Town existe depuis plus de 70 ans et des milliers d’adolescentes et d’adolescents ont profité de ce programme. Le Dr Roland Yeow est aujourd’hui le directeur exécutif du Boys Town de Singapour. Il se souvient qu’en 1992, il entra contre son gré dans ce programme. Ses parents l’avaient inscrit après qu’il eut décroché du système scolaire et manifesté sa révolte de diverses façons. La structure rigide de Boys Town et la gestion par d’autres jeunes lui ont fait découvrir que sa vie pouvait avoir un sens et qu’elle pouvait être davantage intéressante que de simplement survivre et réagir aux événements. David Lye présente un témoignage similaire sur le site Facebook de Boys Town. Aujourd’hui, il est pilote d’avion, car il a appris à bien gérer son temps, ce qui lui permet de planifier au lieu de continuellement réagir aux imprévus. De nombreux autres témoignages démontrent que l’initiative de Guy Barbe s’est avérée heureuse pour la population de Singapour.

Brother Vincent devient un héros

Rapidement le Boy’s Town de Singapour gagne ses lettres de noblesse. À leur sortie du programme, plusieurs jeunes trouvent du travail dans des postes de responsabilité au moment où Singapour est en reconstruction. Évidemment, la communauté des Frères de Saint-Gabriel demande à Brother Vincent de les aider à ouvrir d’autres écoles à Singapour, en Malaisie et en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

En 1959, Brother Vincent délaisse quelque peu Boy’s Town pour relever un autre défi à Muar, en Malaisie. Il accepte la responsabilité d’ouvrir une école privée destinée à accueillir des élèves devenus trop âgés pour fréquenter l’école régulière ou qui avaient tout simplement décroché (drop out). Une fois ouverte, l’école « Saint-Andrew’s Continuation School » accueillit 1300 étudiants.

En 1973, Brother Vincent adopte la nationalité singapourienne et retourne à Boy’s Town comme directeur. La mission de l’école de métier Saint-Joseph avait progressé en ajoutant la transmission d’habiletés favorisant la résilience de chacun des élèves. Cette école est devenue le « Boy’s Town Vocational Institute ». En 1987, Brother Vincent se retire de son poste de directeur à cause de sa santé défaillante et prend la responsabilité des finances. Plus de 5000 élèves avaient été accueillis à Boy’s Town depuis son ouverture.

À Singapour, Brother Vincent est considéré comme une personnalité de confiance. En 1979, on le nomme au ministère de la Justice et on lui confie le mandat de visiter les prisons et de faire rapport sur les conditions des détenus. Il fut également membre du « General Law Advisory Committee » qui révise le dossier des détenus éligibles à une libération conditionnelle. Il fut également un membre du « Singapore Council of Social Service » et responsable d’une recherche sur les enfants battus ou négligés. Il a formulé diverses recommandations pour prévenir ces situations.

Guy Barbe est décédé à Singapour le 14 octobre 1992. De nombreux anciens élèves de Boy’s Town assistèrent à ses funérailles en reconnaissance de l’impact positif que ce Lavallois d’origine avait eu sur leur vie.

Je conclus en disant que Guy Barbe à clairement démontré du courage, de la générosité, d’un sens de la justice prononcé. Il n’a pas cherché la gloire pour lui-même et il a défendu des valeurs importantes telle la protection de la jeunesse. C’est la définition d’un héros et ce statut est reconnu à Singapour. En 1987, le gouvernement de Singapour lui a remis le Bintang Bakti Masyarakat, une haute distinction pour les nombreux services qu’il a rendus au pays. Une statue de notre héros figure également à Singapour (Photo – Statue).

Ici au Québec, Guy Barbe demeure un héros inconnu. La famille Barbe vient de dévoiler une plaque commémorative à l’intérieur de l’église de Saint-Martin et a adressé une demande au Comité de toponymie de Laval pour qu’une installation scolaire porte son nom. Guy Barbe s’est particulièrement distingué dans le domaine de l’éducation et de la protection de la jeunesse.